Mon île d’innocence

Marie Perrault, Mines, Territoire, Communautés
Marie Perrault, Nitassinan (papa), 1949-1953, 2023 Graphie sur papier, 31 x 23 cm

Née d’un père géologue, les désignations roches ignées, métamorphiques ou sédimentaires bercent mon enfance de son appétit professionnel.

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À mes yeux, ces mots, l’activité de temps immémoriaux qu’ils nomment, incarnent le noyau dur de mon père et le recul que lui instille une conscience singulière de la durée, en contradiction avec de mon énergie enjouée d’enfant, puis avec mon activité en art contemporain ancrée dans l’actualité.
Mon père a grandi en Abitibi-Témiscamingue, une région dont la colonisation fut encouragée par le gouvernement provincial au début du XXe siècle. D’un milieu modeste, il aspirait à devenir géologue pour contrer l’exploitation de proches et de concitoyens par les compagnies minières. Dans le cadre d’études supérieures, il a cartographié une partie du Labrador nommé Nitassinan par les Innus et fut chef d’équipes de géologues, chargées de l’exploration de terrain pour la compagnie Iron Ore du Canada, exploitant des mines de Schefferville jusqu’en 1982.
Ses études supérieures en génie minéral et le développement d’une expertise spécialisée dans des structures géologiques propres au territoire québécois —la faille de Cadillac en Abitibi-Témiscamingue, la fosse du Labrador et les collines montérégiennes à proximité de Montréal— représentent pour lui autant de tentatives de prise en charge de son propre destin, en réaction à une oligarchie financière, souvent anglophone, à laquelle sa naissance et sa condition familiale l’ont assujetti.
Il arrive toutefois au monde en terrain «miné». L’aube de sa vie et les débuts de sa carrière scientifique témoignent de dynamiques de pouvoir toujours à l’œuvre aujourd’hui. Le Canada est un chef de file de l’industrie minière mondiale, la majorité des compagnies exploitant des gisements partout sur la planète, y étant enregistrées à cause d’un régime de droit minier de complaisance. Les Canadiens, tout comme les Québécois, par le biais de leur gouvernement, investissent dans ce secteur d’activité, et dans le projet de société qu’il instaure depuis les coulisses du pouvoir. Le champ d’expertise de mon père sert cette activité extractive, soutenue en notre nom, mais aujourd’hui beaucoup critiquée. Le milieu de l’art et les musées demeurent par ailleurs dépendant des mécènes qui y ont fait fortune.
À cet égard. l’industrie minière constitue un territoire culturel singulier, constitué d’images de marque et de réalités méconnues, de militantisme et de mobilisations citoyennes, ainsi que d’une nébuleuse de dommages collatéraux. La jeunesse de mon père, son histoire familiale et les récits que j’en ai eu, témoignent de ce contexte marqué par la colonisation, l’exploration et l’exploitation du territoire, ainsi que par l’imaginaire entourant ces activités. Ces zones d’ombre et de lumière ont longtemps modulé ma perception du monde. La fréquentation et l’analyse d’œuvres d’art visuel contemporaines m’ont révélé cet héritage plus idéologique, qu’il ne m’est d’abord apparu.
À travers un va-et-vient entre hier et aujourd’hui, j’explore, autour de souvenir de famille et de documents d’archives, ce lopin de terre où je fus précipitée, par le hasard de ma naissance. Je me tourne ici vers ma propre micro-culture et le territoire qui la façonne