Un des premiers articles écrit sur Daniel Dion, portant sur ses photographies de mouvements de tai-chi effectués par Claude-Marie Caron et attestant de son intérêt pour la conscience humaine.
La tête et les jambes
de Daniel Dion
Oboro, du 8 au 19 janvier 1985
En octobre dernier, le même ensemble photographique composé de trente trois petites photographies fut présenté simultanément à Langage Plus à Alma, où Louis Bronsard assumait l’accrochage, et à Moncton à la galerie Sans nom. Cette fois-ci, en janvier 1985 à Oboro, Daniel Dion ne retient que quelques clichés de la série précédente qu’il imprime en plus grands formats et prend lui-même l’initiative de les accrocher. Dans ces dernières épreuves, le corps du modèle émerge de l’obscurité, du fond noir de l’image, comme une apparition. Trichant le processus photographique, l’artiste laisse l’obturateur ouvert un certain laps de temps et bombarde d’éclairs de lumière le danseur qui jusque là évoluait dans l’obscurité. Étirant ainsi le temps de la prise photographique, il capte plusieurs instants de la danse qui viendront s’inscrire sur un même cliché.
Sur la photographie, le personnage progresse dans un lieu fictif, une mise en scène artificielle où le sol et le fond noirs se confondent. L’espace réel de la danse n’est nullement caractérisé et lors de l’impression le travail de laboratoire viendra gommer ce qui aurait pu trahir un lieu spécifique. Le corps du danseur devient une forme. La photographie rend l’évènement irréel, elle arrête le mouvement et le transforme en image pour nous spectateurs. Les contrastes des noirs très purs et des blancs, les poses et les mouvements s’organisent et s’ordonnent dans la composition en relation avec les bords du cadre. Une mise au carreau systématique de l’espace de la rencontre du photographe et de son modèle s’effectue et rend l’image intelligible comme telle. Un doute s’installe et l’évènement se fait presque uniquement image.
Seuls continuent de se heurter le temps de la prise photographique inscrit dans les gestes superposés du modèle et le temps court-circuité de l’image. Dans celle-ci transparaissent obstinément les différents instants de la danse, l’empreinte d’un corps bien réel s’agitant à un moment donné devant l’appareil photo. Les différentes poses visibles simultanément permettent d’apercevoir le mouvement et, par lui, se révèle le temps réel qui s’écoule. Cette émergence de la durée dans l’image déstabilise la fixité du cliché. L’instant de la prise photographique et la découpe temporelle qu’elle effectue se distendent jusqu’à leur limite ; leur pouvoir déterminant s’amenuise. Au-delà d’un moment, c’est maintenant toute la danse qui est figurée dans l’image. Le passage d’une épreuve à l’autre n’engendre qu’un piétinement au niveau du sens et sollicite notre imaginaire à combler une vacance.
À cause des conditions de transmission de sa visibilité, soit l’alternance des éclairs de lumière et de l’obscurité totale, le rituel de la danse ne fut point donné à voir au photographe lui-même. De la perte de l’évènement initial dépend l’apparition claire de l’image sur les clichés. Seuls quelques gestes et clandestinement le mouvement demeurent fixés sur la pellicule. En latence, l’espace et le temps réels de la rencontre du danseur et du photographe sont totalement à inventer et à réinventer. Chaque regard crée l’évènement éternellement à réitérer ; il le construit et le reconstruit dans toute sa fragilité. Là où l’image photographique confirme un avoir été là, ici rien ne peut être pris pour acquis et, au hasard d’une rencontre, un spectateur-bricoleur tentera de reconstituer le casse-tête.
Les photographies aisément maniables dans leur choséité possèdent toute la souplesse que l’ensemble visuel offre au regardeur. L’ordre de présentation des œuvres varie constamment, ainsi que l’intervalle qui les sépare. Pas à pas « l’organisateur » de l’exposition influe sur le rythme et le trajet de notre visite. Ainsi à chacun des accrochages s’insinue un nouveau parcours, s’invente une nouvelle histoire à déconstruire.
D’après un texte publié dans le Magazine Spirale, n° 50, mars 1985.