Rejouer l’opulence d’hier

Art décoratif, Mobilier, Objets décoratif, Tapis, Bourgeoisie, Opulence
Vue générale de l'exposition. Photo : Guy L'Heureux

Mitch Mitchell, Sarah Thibault et Yannick Pouliot revisitent les arts décoratifs et réfléchissent sur l’ornementation, la domesticité et l’histoire au Château Dufresne, Musée et site historique et patrimonial. (Français / English)

Luxueuse résidence bourgeoise d’inspiration Beaux-Arts érigée entre 1915 et 1918, le Château-Dufresne présente un intérêt indéniable pour la richesse et l’intégrité de sa décoration intérieure. Son ornementation se démarque d’ailleurs par son abondance, sa variété et sa richesse.

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Objets choisis de la collection du Château Dufresne et Sarah Thibault, Cultiver les fleurs du tapis, 2017. Photo : Guy L’Heureux

En grande partie toujours visible, la décoration des deux résidences des premiers occupants, Oscar et Marius Dufresne, témoigne de l’éclectisme des gouts de la bourgeoisie du début du XXe siècle. L’emprunt et l’amalgame de styles, Louis XV, Louis XVI, Second Empire, Renaissance italienne, Tudor ou élisabéthain selon les pièces, s’inscrit tout à fait dans l’esprit de la décoration des grandes demeures de l’époque, souvent aménagées à partir d’achats par catalogues de fournisseurs de produits de luxe.

De la même manière, les artistes Mitch Mitchell, Yannick Pouliot et Sarah Thibault présentés ici puisent aux ressources du passé, rendu accessible par une abondance de publications imprimées ou en ligne. Tablant sur la fascination qu’exerce toujours l’opulence d’autrefois, ainsi que sa mise en scène muséographique sous forme de reconstitution historique, ces œuvres contemporaines provoquent de nouvelles rencontres. Elles ouvrent une brèche permettant une réflexion sur les styles revisités et sur le type de muséologie les mettant ici en scène, dévoilant ainsi des aspects que leur interprétation habituelle tend à évacuer.

Art décoratif, Mobilier, Objets décoratif, Tapis, Bourgeoisie, Opulence
Vue générale de l’exposition. Photo : Guy L’Heureux

De 1965 à 1968, le Château Dufresne a accueilli le Musée d’art contemporain de Montréal, une institution dont le siège social évolue encore aujourd’hui avec un nouvel agrandissement au centre-ville de la métropole. Clin d’œil à cette vocation, la présente exposition invite des artistes contemporains à réinterpréter et à commenter des styles du passé en lien avec la décoration intérieure et le mobilier du Château Dufresne et à interpeler la construction historique au cœur de la mission de ce musée et lieu historique et patrimonial.

De Mitch Mitchell, Yesterday’s Peoples Tomorrow’s King (2017-2018) réfère au mobilier de style Louis XVI, marquant à son époque un retour au classicisme, et explore le concept de savoir-faire. De style plutôt baroque, Se suffire à soi-même (2005) de Yannick Pouliot mise sur l’exubérance pour souligner soncaractère parfois ostentatoire de l’aménagement intérieur et révéler des travers de la nature humaine. Pour sa part, Cultiver les fleurs du tapis (2017) de Sarah Thibault revient sur un motif d’inspiration végétale récurrent en art décoratif et en souligne le caractère d’origine et la mise à distance d’avec la nature qu’opère son interprétation comme ornementation.

Cette sélection d’œuvres contemporaines actualise l’interprétation des objets ou des artéfacts d’art décoratif au cœur de la mission du Musée. Elle offre ainsi une résistance au regard nostalgique, souvent encouragé par la reconstitution historique, et en appelle à un recul visant une prise de conscience face aux réalités d’aujourd’hui comme d’hier.

Mitch Mitchell, Art décoratif, Mobilier historique, Révolution, Histoire, Métier d’art, Production de masse
Mitch, Mitchell, Yesterday’s Peoples Tomorrow’s King (Sujets hier. Rois demain), 2017-2018 Papier journal et colle . Photo : Guy L’Heureux

Le style Louis XVI marque un retour au classicisme durant le règne du dernier roi de France avant la Révolution française. En citant ce style, Mitch Mitchell réfère, comme l’indique le titre de l’œuvre, à ce moment historique charnière marqué par une fin de régime violente.

Réalisée en partie lors du Symposium international d’art contemporain de Baie-Saint-Paul, à partir de journaux de Charlevoix et de Montréal, toujours identifiables comme tels par la couleur mais rendus illisibles, l’œuvre nous convie à une réflexion autour du pouvoir, de la gouvernance publique et de l’influence grandissante des médias, de même qu’à un commentaire sur l’obsolescence accélérée de l’actualité. Mitchell confronte en cela le bruit médiatique à la cassure imposée par un dénouement critiquede l’histoire, comme lors de la Révolution française.

S’ajoute une réflexion sur le savoir-faire artisanal. Sa reproduction d’un fauteuil XVI résulte d’un long processus de fabrication allant de la construction du matériau à partir de papiers collés en couches minutieusement superposées, pressées et lentement séchées à l’air, à la sculpture à la main des montants du fauteuil selon des techniques traditionnelles. Reprenant ainsi des procédés de production emprunté au mobilier de type IKEA, aujourd’hui fait de particules de papier compressées, Mitchell souligne les différences entre les modes de production artisanaux et industriels, les premiers réservés à une élite, les seconds à une masse de personnes rendues anonymes par la consommation d’objets standardisés.

En vitrine, une chaise de facture classique de style Louis XVI répond en écho à celle réalisée par Mitch Mitchell. En contraste avec un fauteuil baroque, elle témoigne de la volonté du pouvoir de se faire plus discret, voire d’afficher un certaine modestie, à une époque de soulèvements éminents, appuyant en cela le propos de Mitchell. Engageant aussi un important savoir-faire et un travail minutieux, une boite à cigare de marquèterie de bois nobles s’oppose à la réutilisation de journaux chez Mitchell, les deux pratiques s’inscrivant dans une économie et un contexte social distincts dont le rapprochement permet un commentaire sur notre époque.

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Yannick Pouliot, Se suffire à soi-même, 2005 (Bois, tissus, bourre; approx. 115 x 240 x 80 cm) Collection privée : Alain Tremblay. Photo : Guy L’Heureux

Inspirées des styles des XVIIIe et XIXe siècles, les formes inusitées des pièces de mobilier de Yannick Pouliot tablent sur une reconfiguration artistique ayant un impact sur leur fonction d’usage, notamment en les rendant inefficaces, et sur leur résonnance anthropomorphique.

Ces meubles désarticulés, surdimensionnés ou repliés sur eux-mêmes, excluent toute possibilité d’usage normal. Bien qu’en apparence fidèle au style baroque de référence, par la forme générale et la qualité du tissus, le dossier de Se Suffire à soi-même présenté ici s’enfle comme une panse bien remplie de sorte qu’il est impossible de s’y assoir. Pouvant en principe accueillir près de trois personnes par ses dimensions, le renflement au centre, souligné par une petite dépression évoquant un sourire de contentement, renvoie à un individu seul occupant toute cette place, couronné par l’ornementation des boiseries et la richesse du tissus doré.

Le mobilier prend ici l’allure d’un personnage caricatural, un fat, que vient appuyer le titre de l’œuvre, Se suffire à soi-même. C’est alors toute l’attitude de contentement, d’exubérance et de domination de l’autre, dont on fait parfois l’expérience dans la vie mondaine que l’artiste nous donne à voir. À partir du sentiment d’un sentiment de malaise, Yannick Pouliot nous convie à porter un regard critique sur les mondanités sociales futiles, de l’époque tout comme celle d’aujourd’hui, souvent masquées par une opulence et une exubérance visuelles envoutantes.

En vitrine, une statuette représente ces jeux de société où les interactions entre individus sont orchestrées comme dans une mise en scène de théâtre, ou dans une chorégraphie, régies par des règles mondaines tacites. Un fauteuil de style baroque datant de l’époque des Dufresne,témoigne, quant à lui, de la persistance de cette envie de paraitre par l’exubérance, aujourd’hui associée à ce style de mobilier.

Sarah Thibault, Art décoratif, Tapis, Motifs, Fleurs
Sarah Thibault, Cultiver les fleurs du tapis, 2017 (Polystyrène, tapis et bois, 213 x 123 x 55 cm). Photo : Guy L’Heureux

La démarche de Sarah Thibault s’articule autour d’une appropriation des signes et des symboles de latradition des arts décoratifs. À la fois intime, car côtoyé au quotidien, et ostentatoire, car destiné à impressionner la galerie par son exubérance, ce répertoire de l’ornementation propose un intéressant amalgame entre naturel et artificiel, entre privé et public, aux fondements de la construction d’un espace à soi, autant que de la mise en scène du pouvoir.

Ce travail de réappropriation de Sarah Thibault s’ancre dans une volonté de se jouer de ces attributs de puissance et de magnificence et à s’en libérer par des stratégies de présentation ludiques. D’abord le titre, Cultiver les fleurs du tapis, renvoie à l’expression québécoise «s’enfarger dans les fleurs du tapis» signifiant se laisser arrêter pas des obstacles ou des difficultés imaginaires, que l’invitation à cultiver assimile à une certaine résistance, à empêcher de tourner en rond, pour demeurer dans la métaphore idiomatique ludique.

Par ailleurs, la disposition orthogonale des motifs un peu à la manière d’aménagement en carré d’un jardin, reprend une disposition traditionnelle de tapis ornemental, mais souligne en même temps le caractère végétal du motif qui semble lever de terre à la faveur d’un arrosage assidu. Au travail physique de la terre, s’oppose ici celui ostentatoire d’une représentation stylisée de la nature, affichant richesse et exubérance, voire un pouvoir de domestication du territoire.

À ce titre, les chenets de bronze présentés en vitrine témoignent eux-aussi de ce rôle de l’ornementation. Leur forme rappelle d’ailleurs les appliqués de bois décoratifs fabriqués en série, récupérés et utilisés par l’artiste.

Sarah Thibault, Art décoratif, Tapis, Motifs, Fleurs
Sarah Thibault, Cultiver les fleurs du tapis, 2017 (Polystyrène, tapis et bois, 213 x 123 x 55 cm). Photo : Guy L’Heureux

La démarche de Sarah Thibault s’ancre ainsi dans une volonté «reprise de pouvoir» visant à se jouer des attributs de puissance et de magnificence et à nous en libérer par des stratégies de présentation ludiques.Elle cherche ainsi à provoquer des allers retours témoignant de la portée du politique, dans l’intimité du domestique.

Biographies

Natif du Midwest américain, Mitch Mitchell a obtenu un baccalauréat en beaux-arts de l’Illinois State University (2001), avant d’obtenir une Maitrise de l’Université de l’Alberta (2010). Son travail a été présenté dans plusieurs expositions individuelles et collectives au Canada et à l’étranger, notamment à la Kelowna Art Gallery, à dc3 Art Projects (Edmonton), à Sporobole (Sherbrooke) et à Vaste et Vague en Gaspésie et récemment dans le cadre de l’exposition «Fait main» au Musée national des beaux-arts du Québec. Il a également représenté le Canada à la Biennale de l’estampe de Douro au Portugal (2010 et 2012) et lors d’expositions au Musée national des beaux-arts de Chongqing en Chine. Aujourd’hui résident permanent du Canada, il enseigne les arts d’impression à l’Université Concordia à Montréal.

Yannick Pouliot vit et travaille à Saint-Casimir-de-Portneuf. Il étudie d ́abord l’horticulture etl’ébénisterie et obtient un baccalauréat en beaux-arts de l’université Laval en 2001. Il expose son travail régulièrement depuis 2002. Principalement axée sur la sculpture et l’installation, sa pratique englobe aussi le dessin, l’estampe et la photographie. Ses œuvres ont notamment été présentées dans le contexte de la Manif d’art 2 (2003) et du 27e Symposium international d’art contemporain de Baie-Saint-Paul (2009), en plus d’avoir fait l’objet d’une exposition individuelle au Musée d’art contemporain de Montréal, en 2008. Il obtient en 2012 le prix Giverny Capital, remis en reconnaissance de la qualité de ses œuvres. Les Musée des beaux-arts du Canada, le Musée des beaux-arts de Montréal, le Musée d’art contemporain de Montréal et le Musée national des beaux-arts du Québec, ainsi que plusieurs collectionneurs privés, ont acquis de ses dessins et de ses sculptures.

Sarah Thibault vit et travaille à Québec. Diplômée de la Maison des métiers d’art du Québec (2014) en sculpture et de l’École de joaillerie du Québec (2011), elle a participé à plusieurs expositions individuelles et collectives au Québec et au Canada. Son exposition Embourgeoiser le sauvage présentée à Regart, centre d’artistes en art actuel de Lévis en 2017 a été finaliste pour le Prix Videre en arts visuel en 2018. Elle a aussi exposé à la galerie Art Mûr de Montréal en 2015, lors de la Manif d’art 8 de Québec au printemps 2017 et au Studio Kura, à Itoshima, au Japon en 2018 où elle présentait Landscape Living Room, réalisée dans le cadre d’une résidence. À la fin de 2018, elle séjournait à l’atelier-résidence du Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ) de l’Espace Cercle Carré à Montréal. Dans le cadre d’un évènement spécial du Musée national des beaux-arts du Québec, elle réalisera en mars 2019 une installation où évolueront les danseurs du collectif Les hiérarchies horizontales (Fabien Piché, Arielle Warnke St-Pierre et d’Ève Rousseau- Cyr). Ses œuvres font partie de plusieurs collections privées.