Pierre Allard. VIVRE

Un texte écrit vers 1995, lors d’une collaboration avec Pierre Allard, retrouvé fébrilement dans mes archives et revu dans la foulée de la tourmente qu’a provoquée chez moi l’annonce de son décès survenu le 25 novembre 2018. (Français)

Après des études en arts visuels, Pierre Allard décide de présenter son travail hors des traditionnels musées et galeries, afin de s’adresser directement aux gens par une utilisation des espaces résiduels de la ville : espaces commerciaux vacants, terrains vagues ou mobilier urbain. Axé sur les rapports que l’être humain entretient avec ses semblables, ainsi que sur les institutions et les protocoles qui régissent ces rapports, son travail privilégie alors un dialogue le plus direct possible avec le spectateur. L’utilisation de lieux publics lui permet d’ailleurs d’atteindre ainsi un auditoire plus vaste que le public spécialisé du milieu des arts, des destinataires n’ayant habituellement pas accès à la production artistique contemporaine, et de toucher ainsi le spectateur dans une intimité vécue au quotidien de manière à assurer aux œuvres un impact à plus long terme.

Entre 1990 et 1995, une époque où je le côtoyais régulièrement, Pierre Allard réalise une douzaine d’installations / interventions anonymes identifiées par le verbe «VIVRE». Autour d’un questionnement sur les conditions de vie en société, il réalise alors en un courts laps de temps des installations urbaines protéiformes, et parfois monumentales.

 

Avec Ceci est la preuve (1990), il invite le spectateur à parcourir seul un sombre corridor aménagé le sous-sol d’un espace commercial vacant du boulevard Saint-Laurent. Le bruit de ses pas, accentué par une couche de gravier grossièrement concassé répandu au sol, rend inaudible la diffusion déjà faible de lamentations humaines. Dans cette première section, 24 horloges représentant chacune un fuseau horaire sont fixées au mur. À la mi-parcours, le visiteur arrive à distinguer plus loin dans la pénombre de la pièce un globe terrestre servant de source lumineuse et permettant de lire des unes de journaux du monde entier fixées au mur, nos confrontant aux conditions tributaires de l’actualité de chacun de ces milieux de vie. Il est à la toute fin de son parcours surpris par un flash lumineux accompagné d’un cri intense et photographié dans son sursaut. Le cliché ainsi saisi lui est ensuite remis estampillé de la mention : «Ceci est la preuve que nous savons que vous savez». Plus de 1300 photos ont alors été distribuées, alors que 1500 personnes ont visitées l’exposition.

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Pierre Allard, Vivre. Ceci est la preuve, 1990

Avec les installations éphémères de 1991, Le temple, Surrender et La colonne, Pierre Allard attire l’attention du spectateur sur les processus institutionnels et les transformations impromptues intervenant dans l’espace urbain, et que cache son apparente neutralité fonctionnelle.

 

Le temple consiste en une construction faite de matériaux recyclés reprenant la forme d’un temple classique, mais laissée en proie à une détérioration normale et au vandalisme. Elle est demeurée en place pendant près de 18 jours avant d’être complètement détruite. Un peu dans le même esprit, un drapeau blanc planté dans les restes d’un édifice incendié dans Surrender souligne les transformations dramatiques dont l’espace urbain est parfois le théâtre et dont les citoyens font souvent les frais, ainsi que leur prise en charge par des automatisme institutionnels, notamment l’érection de barricades cachant les lieux de sinistres, ou leur nettoyage par les autorités municipales, levant ainsi le voile sur une certaine «polis» agissant sur la vie publique autant que sur les citoyens.

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Pierre Allard, Les Bouddhas, 1992

En 1992, dans Les Bouddhas, deux figurines de Bouddhas identiques, l’une en parfait état, l’autre partiellement détruite, sont présentées dans des vitrines encadrant l’entrée principale à un commerce vacant du boulevard Saint-Laurent. Le fonds de l’espace de présentation est tapissé de pages de journaux, facilement lisibles et témoignant de l’actualité mondiale. Confronté à l’inaccessibilité de l’espace commercial d’exposition, à la mise en scène d’un geste de vandalisme associé à l’aménagement de ce lieu énigmatique, le spectateur percevra ensuite au fil des semaines qui passent la détérioration due au soleil de cette présentation singulière. La vitrine se distingue à ce titre d’un espace d’exposition traditionnel retiré d’un cadre de vie normal. Dans cette composition simple se bousculent alors des références à une attitude de contemplation opposée à une action fracassante, une présentation muséale typique et l’étalage commercial en vitrine, l’espace public livré aux intérêts privés de part et d’autre du verre et le contexte social global dont témoignent la présence des journaux. Se jouent alors devant nous, divers registres de l’activité humaine, soumises à des institutions et des conditionnements, plutôt que s’exprimant librement. De la même manière, l’installation L’impossibilité nous confronte à l’omniprésence de lampadaires sur le boulevard Saint-Laurent, à leur visibilité stratégique, mais à leur relative inaccessibilité, braquant les projecteurs sur une certaine dynamique d’organisation, voire de surveillance, liant les passants et les usagers de la voie publique aux instances officielles et aux jeux de pouvoirs de la cité.

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Pierre Allard, Vivre. Carré Saint-Louis, 1993

Inspirée du faste des fêtes publiques ou des congrès politiques, l’installation Carré Saint-Louis, présentée par Oboro hors ses murs à l’automne 1993, mêle panneaux et bannières, interventions avec des journaux et à la peinture et enregistrements sonores aux aménagement de ce square urbain bien connu et très fréquentée de Montréal. À l’entrée nord-est du parc, un panneau mobile couvert de coupures de journaux de partout dans le monde présente trois compteurs dynamiques faisant le décompte, sous les mentions «Ils vivront», «Ils vivent» et «Ils vécurent», des naissances, des habitants et des décès dans la population mondiale, selon les statistiques de l’Organisation des Nations-Unies.

 

Dans le square même, un bouquet de drapeaux blancs domine l’élément central de la fontaine dont le bassin est peint en rouge, la vespasienne située dans sa partie ouest est placardée de coupures de journaux, tout comme plusieurs bancs publics. Non pas perçu comme du vandalisme, l’ensemble participe à l’atmosphère festive du lieu. Des oriflammes bordant les sentiers de part et d’autre affichent des statistiques caractérisant la population mondiale, notamment selon l’âge ou le sexe. Ce spectacle urbain véhicule derrière ses airs de fête des renseignements sur les iniquités sociales à l’échelle de la planète et la précarité des conditions de vie de certains individus.

 

Parallèlement à cette place publique, en écho et en symbole de paix, vingt cinq drapeaux blancs furent hissés aux façades ou au sommet de divers édifices publics et commerciaux du centre-ville, notamment à la Bibliothèque centrale de Montréal (alors rue Sherbrooke), à Oboro présentateur de l’évènement (4001, rue Berri), au Musée des beaux-arts de Montréal (rue Sherbrooke Ouest), au cinéma Élysée (au coin des rues Milton et Clark), à la laiterie Guaranteed Pure Milk (au coin du boulevard René-Levesque et de la rue Lucien-L ‘allier), sur un édifice à bureaux (de la rue Sainte-Catherine près de Metcalfe), etc. L’ensemble souligne la fonction sociale de ces différentes institutions, les rapports de force et de pouvoirs qu’elles représentent, et le rapports humains qu’elles régissent, tout en soulevant des questions touchant à la condition humaine, au regard des mêmes enjeux à l’échelle de la planète.

 

Regroupés derrière ce VIVRE, les œuvres anciennes de Pierre Allard témoignent de son engagement actif autour de questions sociales qui ne cessera de le mobiliser avec sa conjointe Annie Roy au sein de Action terroriste socialement acceptable (ATSA) qu’ils ont fondée ensemble en 1997. Il nous faudra maintenant, alors que ce VIVRE s’est éteint, apprendre à investir son legs sans lui. «Salut l’artiste» décédé prématurément.

«Ne meurent que ceux que l’on oublie.»

 

 

D’après un texte inédit revu en décembre 2018 afin de rendre hommage à cet être exceptionnel, cet ami trop rapidement parti.