L’art de redéfinir le genre

Chun Hua Catherine Dong, JJ Levine
Chun Hua Catherine Dong, JJ Levine, Vitrine Peel, 2018. Photo : Mike Patten

Invitée à agir comme commissaire pour l’édition 2018 de Vitrines sur l’art, j’ai contribué à cet évènement autour du genre, le thème choisi par Art Souterrain en lien avec l’actualité récente, notamment les dénonciations «moi-aussi».

Bien qu’interpelée par les questions sociales, je ne peux toutefois pas prétendre être spécialiste des questions de genres, d’identités et de rôles sexuels, ou des féminismes contemporains. L’occasion qui m’a été ainsi offerte, m’a donc permis de découvrir des démarches méconnues de moi, ou de jeter un regard différent sur des œuvres auparavant appréciées en vertu d’un autre angle d’approche.

Dans le contexte, en collaboration avec Art Souterrain, nous avons opté pour un échantillon d’œuvres variées, abordant les questions liées au genre selon différents angles et témoignant de la complexité et de la richesse du sujet. Nous souhaitons que cette sélection permette de repenser les aprioris et ouvrir les horizons de chacun concernant les questions de genre.

La présentation dans des vitrines de commerces inoccupés obligeait par ailleurs à une certaine pudeur. Quelques artistes dont les démarches sont décrites ici n’ont pas trouvé de lieu d’accueil complice. La trace électronique de l’évènement permettra de rendre justice à leur travail, de même qu’au projet tel qu’il fut conçu à l’origine.

Avant de s’appliquer au domaine de l’art, la question du genre est avant tout sociale. À la différence du sexe, qui est une réalité physique liée au système reproducteur, le genre, l’identité hétéronormative masculine ou féminine exprime une construction socioculturelle. Mise en lumière par les «Gender Studies», notamment aux États-Unis au début des années 70, la notion de genre, par opposition à celle de sexe, ouvre un champ de recherche, autour de l’identité et de l’orientation sexuelle, des rôles sexués et des rapports de pouvoirs entre les genres.

L’art n’a pas échappé à ce recadrage, bien au contraire. L’image joue d’ailleurs un rôle déterminant dans la définition de genre, la promotion de stéréotypes et le maintien de rapports de domination. Il n’est donc pas surprenant que les artistes se réapproprient ce vocabulaire pour l’infléchir, performer le genre et en explorer les multiples facettes à leur guise.

Dans ce contexte, ils déconstruisent les conventions tacites et transgressent les normes sociales liées à la question du genre, qu’on voudrait imposer comme naturelles, ou allant de soi. Travestissements, dénonciations plus ou moins explicites, performances aux limites du corps, l’art s’affirme comme un lieu de transgression, de redéfinition ou d’invention de l’ordre genré. La liberté d’expression autorisée en art contemporain permet un regard à la fois critique ou ironique, voire même ludique reliant l’art à la question du genre.

Plus que jamais d’actualité, dans le contexte de dénonciations liées aux mouvements «moi aussi» et aux revendications des communautés LGBTQ2S+ (un acronyme pouvant s’allonger pour correspondre aux identités multiples), cette thématique interpelle donc les artistes contemporains. Iels se nourrissent aux réflexions entourant les prescriptions et les rôles liés aux genres, explorent la manière dont ces normes sont véhiculées comme «naturelles», et contribuent à la déconstruction de l’hétéro-normativité prévalente et à l’invention de nouveaux genres.

Kent Monkman, Art contemporain autochtone, Décolonialisme, Bispiritualité
Kent Monkman, La femme immorale, Vitrine sur l’art, rue Peel, 2018. Photo : Mike Patten

Kent Monkman est un artiste d’origine crie explorant les précédents historiques liant les peuples des Premières Nations, aux Européens et aux colonisateurs. Depuis l’arrivée des Européens en Amériques, les Autochtones ont performé leurs propres peuples selon des paramètres imposés par d’autres, notamment en tant que captifs, artistes de la scène et spécimens des zoos humains populaires au XIXe siècle. Dans la vidéo, La femme immorale, Monkman se réapproprie ces mises en scène pour en donner une version autochtone, autour de son alter ego Miss Chief Eagle Testicle, un personnage bispirituel incarnant la coexistence dans une même personne des diverses identités de genres.

JJ Levine, Alone Time

JJ Levine détient un baccalauréat en beaux-arts de l’Université Concordia avec une concentration en photographie et en Gender Studies. Les œuvres Queer Portraits, Alone Time et Switch de Levine explorent l’identité de genre et les espaces queer. Elles ont été présentées à travers le Canada, les États-Unis ainsi que l’Europe. La série photographique Alone Time exposée dans l’édition 2018 de Vitrines sur l’art a été publiée dans des revues artistiques et d’autres ouvrages diffusés à l’échelle internationale. Elle consiste en photographies de couples au quotidien où la même personne, choisie parmi des proches de l’artiste, incarne chacun des protagonistes du couple en question. La vraisemblance des images réalisées au moyen d’un protocole convenu met de l’avant un commentaire sur le caractère ténue, voire factice de l’«hétéro-normativité», servant en cela une idéologie queer refusant les identités de genres imposées par la société.

Skin Deep est une série d’autoportraits photographiques de Catherine Chun Hua Dong explorant le sentiment de honte. En anglais, le mot «shame» que l’on traduit par honte en français, vient d’un vieux mot allemand «scamen» qui signifie «couvrir». On dit d’ailleurs en français se couvrir de honte. Dans plusieurs cultures, notamment la culture asiatique dont se réclame l’artiste, le sentiment de honte contribue à imposer un contrôle et une harmonie sociale visant à empêcher les citoyens – en particulier les femmes – d’agir de manière à perturber le statu quo. Dans cette série, l’artiste masque son propre visage d’un tissu de brocart de soie chinois et transforme la pose inspirée d’une photographie de carte d’identité en un symbole culturel de cette pression conservatrice exercée sur les femmes.

Très jeune, l’expression d’une composante féminine chez le garçon attise la haine. L’intimidation et le harcèlement s’exercent souvent en pleine lumière, devant des témoins consentants, du moins silencieux. La série de photographies Tomber une fille. FAG : Fall as A Girl de Carl Bouchard et le diaporama projeté en soirée illustrent une métamorphose inspirés du souvenir d’un rêve d’angoisse de son enfance, alors qu’il était âgé de 8 ou 10 ans. Au haut d’un escalier, surpris par derrière par quelque chose d’invisible, effrayé, il déboule l’escalier pour constater que sa chute l’a transformé en fille. Couvert de honte, il se réveille affligé et penaud. Heureusement, en apparence la réalité d’aujourd’hui est autre, mais ne reste-il pas des résidus d’une attitude normative portant un malveillant regard sur l’Autre?

Evergon entretenait depuis sa jeunesse le fantasme délirant et burlesque de se faire tatouer un personnage sur le ventre. Ce dernier serait devenu comme lui plus grand et plus costaud au fil du temps. En collaboration avec l’artiste Ian Shatilla, il a donc créé Crossing the Equator, Going South, Pacific Rim, cette fiction d’une grande sirène aux cheveux roux recouvrant presque tout son torse. Elle partage son nombril avec le sien et allonge sa queue de poisson le long de sa cuisse droite. Seul dans son studio, Evergon a ensuite documenté le résultat de cette performance se jouant d’espiègleries autour des identités de genre. Les œuvres photographiques Master Sailor ainsi obtenues s’inspirent d’un rituel initiatique ayant cours quand les navires traversaient l’équateur où les nouvelles recrues célébraient cette première pour eux en travestis.

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Dayna Danger, Sisters, 2018

Dayna Danger est une artiste bisprituelle et queer, Métis, Saulteaux et polonaise qui a grandi à Winnipeg au Manitoba, actuellement basée à Tio’tia: ke, le territoire autochtone non cédé de Montréal. Elle détient une Maîtrise en photographie du département des beaux-arts de l’université Concordia. Faisant appel à la photographie, à la sculpture, à la performance et à la vidéo, sa pratique remet en question la démarcation entre l’empouvoirement et l’objectification sexuelle en revendiquant un espace d’expression monumental explicite pour des pratiques perçues comme déviantes. Par la référence aux pratiques d’échanges sexuels consensuels utilisant la douleur et la contrainte, désignées par le sigle BDSM pour bondage, discipline et sadomasochisme, elle explore les dynamiques complexes de la sexualité, du genre et des jeux de pouvoir et de soumission.

Julie Favreau, 2016
Julie Favreau, 2016

La démarche de Julie Favreau se situe à l’intersection des arts visuels et de la chorégraphie. Ses recherches sur le geste et le mouvement performatifs alimentent une production d’objets esthétiques, stimulant en retour une réappropriation par le corps. À travers la vidéo, la sculpture, la performance, la photographie et l’installation, elle crée des personnages, des objets et des gestes qui composent des univers énigmatiques et troublants entre l’intime et l’inconscient, inspirant ainsi une conscience sensorielle et corporelle accrue. Dans ses projets récents, l’érotisme est abordé comme une forme de pouvoir et une force vive. L’artiste s’intéresse à la texture érotique du monde, à la manière dont les choses animées et inanimées se touchent et s’affectent réciproquement.

 Céline B. La Terreur est une artiste féministe s’intéressant aux phénomènes révélateurs de la condition et de l’affirmation des femmes. Sensible aux dimensions politiques et psychologiques, elle explore les fantasmes féminins et les liens qu’ils tissent entre expression d’une identité féminine et liberté, pouvoir et masculinité. Ses œuvres usent de différentes stratégies subversives marquées par l’humour, la caricature et la satire, et se réapproprient tant les symboles et les codes romanesques, que les représentations de la femme issues de la culture populaire musicale. Depuis 2004, elle travaille à une série photographique où elle se met en scène dans divers stéréotypes féminins, un corpus constituant performance de longue durée réalisée en atelier en collaboration avec différents photographes.

Caroline Monnet, Femmes autochtones, Réappropriation, Art contemporain autochtone
Caroline Monnet, Creatura Dada, image fixe d’une vidéo de 4 minutes

Artiste visuelle et médiatique, Caroline Monnet explore les idées complexes autour de l’identité autochtone à travers l’examen des histoires culturelles, allochtone et autochtone. Dans sa vidéo Creatura Dada, elle met en scène six femmes autochtones s’adonnant à une orgie romaine, ou un festin Dada, se réappropriant ces traditions occidentales au profit de l’expression de figures féminines autochtones fortes, en contraste avec les images souvent véhiculées sur celles-ci. De même la photographie, Renaissance représente les mêmes protagonistes avec des attributs autochtones dans un portrait de groupe évoquant la représentation de nobles à la Renaissance, renversant ainsi l’assujettissement des Premiers peuples du nouveau monde imposé par les colonisateurs.

Homme homosexuel originaire d’Iran, Ebrin Bagheri observe dès sa jeunesse les expressions, les gestes et les vêtements des gens de son entourage, cet exercice lui permet de saisir comment s’intégrer à une société lui offrant peu de modèles. Se sentant pris au piège dans l’espace restreint du placard, il s’identifie aux paroles de la poétesse féministe iranienne Forough Farrokhzad. Reprenant ses propos avec la série de dessins «Someone Who Is Like No-One», il revisite son sentiment premier d’isolement avec des dessins réalisés à l’aquarelle et au stylo bille, les outils lui ayant servi plus jeune à se composer une identité. Aujourd’hui, il explore également les tensions définissant la masculinité moyen-orientale, relevant de traditions historiques imprégnées du désir homosexuel qu’il se réapproprie, mais désavouées aujourd’hui par une conception occidentale hétéro-normative des pratiques sexuelles.

Anne Parisien est une artiste multidisciplinaire. Son travail de nature performative questionne la dualité entre la perte et le désir. Par la mise en scène d’expériences d’intimité avec des collaborateurs amis et des membres de sa famille, elle met en jeu certains gestes intrigants lui rappelant des moments issus de souvenirs du passé, d’instants banals, du quotidien. Elle épure ces mouvements et ces gestes qu’elle recycle jusqu’à leur épuisement dans une performance, les étire dans des séquences vidéo, manipule les mots et reformule les sons afin d’en tirer une sensation et d’installer un état de contemplation, parfois trouble. Dans le cadre de l’édition 2018 de Vitrines sur l’art, nous avons retenu ses vidéos, La chaise verte et Le divan soulignant la sensualité de scènes d’intimité familiale.

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Michelle Lacombe, Corps féminin, Ré-appropriation, Pouvoir
Michelle Lacombe, Of all the watery bodies, I only know my own (portrait), 2013-2014 Photo : Sara A.Tremblay, tatoueur | tattooist : Azl Golanski. Avec l’aimable collaborationde l’artiste | Courtesy of the artist

Ce portrait photographique marque la fin d’une performance d’un an réalisée en 2013 et 2014, par Michelle Lacombe, en collaboration avec Sarah A Tremblay, photographe, et Azl Golanski, tatoueur. Concrètement, le projet consistait à dessiner au moyen de tatouages sans encre, une fine ligne de sang sur les jambes de l’artiste à chacune des treize pleines lunes sur une période de douze mois. La hauteur de chacune des lignes indique le volume de sang dans le corps de l’artiste et marque le haut de ce fluide interprété comme une marée corporelle. Les marques s’accumulant au fil du temps, finissent par scarifier là où elles se chevauchent. Ce travail crée un lien entre le corps féminin et l’océan. Tous deux liés par leur similitude linguistique (la mère / la mer), par leur homophonie et par leur relation similaire à la lune, un corps céleste qui définit leurs cycles respectifs (marées et menstruations). En tant que tel, ce travail aborde et incarne les notions de fertilité, de rituel féminin et de transcendance. C’est aussi une réflexion sur le corps féminin que l’artiste s’approprie comme œuvre, plutôt que de le voir définit par le regard des autres.

Également connue sous le nom de Coco Riot, Coco Guzman est une artiste queer d’origine espagnole connue pour son activisme et son exploration de l’égalité des sexes, des iniquités des genres et des questions féministes. Elle travaille depuis 2008 à un projet collaboratif intitulé Genderpoo où elle met en scène des pictogrammes distinguant les toilettes des femmes et des hommes et divisant le monde de manière binaire. Elle module et recompose ces schémas afin de révéler les stéréotypes qu’ils véhiculent et qu’ils contribuent à maintenir et à imposer. Dans sa composante participative, cette œuvre invite également les visiteurs à ajouter leur contribution, en fonction de leur expérience personnelle de l’identité de genre.

D’après un texte rédigé pour Art Souterrain et des descriptions d’œuvres fournies par les artistes, ou extraites de leur site web.

Art Souterrain