Dans le cadre des évènements soulignant le15e anniversaire de Molior, l’exposition se penche sur le développement et l’appropriation par les artistes de la technologie, tel qu’en a témoigné l’activité de l’organisme au cours des années.
La première intuition pour l’exposition s’inspirait d’une recherche de grande envergure menée par Greg Lynn au Centre canadien d’architecture, portant sur les incidences du numérique pour l’architecture, tant pour la production et sur les œuvres finales que pour leur conservation présentant un défi aux institutions muséales. Le dynamisme de la scène des arts numériques au Québec depuis le milieu des années 1990 mériterait une réflexion aussi systématique, examinant les tenant et les aboutissants de son émergence, de son développement et de son intégration au champ de l’art contemporain.
Inspirantes, les visées du projet de Lynn constituent toutefois un défi débordant le cadre d’un évènement soulignant l’anniversaire d’un organisme de diffusion comme Molior, aussi dynamique et performant soit-il. Un retour sur les activités de ce dernier permet toutefois d’exposer les composantes des œuvres qu’il a privilégiées et défendues au cours des années, alors que leur historique de présentation, incluant leur acquisition par des particuliers ou des institutions muséales, permet de saisir les spécificités de la diffusion de l’art contemporain numérique et d’en cerner les enjeux actuels et à venir.
D’abord axée sur la présentation d’œuvres d’un ou deux artistes, souvent en dehors de réseaux établis, les activités de Molior se sont rapidement développées autour du propos d’une ou d’un commissaire, en collaboration avec des partenaires de diffusion, notamment dans le cadre d’évènements spécifiquement dédiés aux arts numériques, un créneau spécialisé auquel ces œuvres ne se voient plus obligatoirement confinées aujourd’hui.
Dans ce contexte, les œuvres retenues par Andrée Duchaine, fondatrice de Molior, Sylvie Parent, commissaire invitée, puis directrice artistique de 2009 à 2014, et par d’autres collaborateurs occasionnels, apportaient une réflexion dépassant les effets parfois spectaculaires de la technologie. Leurs propos s’ancraient davantage dans une réflexion sur les rapports étroits que nous entretenons avec les outils numériques, ainsi que sur leur agentivité, soit leur action structurante et dynamique dans une relation réciproque. À cet égard, le corps, l’interactivité, la perception de l’espace et de la durée émergent comme des aspects privilégiés de la production, les œuvres réunies ici respectent ce parti-pris.
Dans le cadre de la présentation de À l’intérieur/Inside au Third Beijing International New Media Arts Exhibition and Symposium en Chine en 2006, Sylvie Parent a retenu l’œuvre Tact (2001) de Jean Dubois. Tout comme dans l’œuvre Syntonie, montrée ici, cette vidéo interactive se déploie à partir d’une interface tactile permettant une rencontre entre un spectateur et un personnage. Dans Tact, en réaction à nos tâtonnements, le visage d’une femme se précise et se fige écrasé contre la surface intérieure d’un écran tactile encastré dans un miroir circulaire, mettant cette dernière à la merci de nos gestes exploratoires. Dans Syntonie, aussi de 2001, la gestuelle engage une interaction plus narrative, ne se résumant la à la rencontre provoquée par l’interface tactile, mais activant des gestes d’invitations du protagoniste et le dévoilement de certaines parties de son corps dans un jeu d’allusions érotiques. Par ailleurs, la présentation du dispositif souligne l’ensemble des relais techniques, notamment les câbles et la tour d’ordinateur, supportant cet échange, mais en contradiction avec sa teneur intime.
Aussi préoccupée par le corps, Ingrid Bachmann présente Symphony for 54 Shoes (Distant Echoes) dans le cadre de B/R/T Le corps habité présenté par André Duchaine à Montréal en 2007, année de réalisation de l’œuvre. Par le biais d’un mécanisme, l’artiste anime ici un ensemble de 27 paires de souliers usagés selon un rythme aléatoire, contrôlé par ordinateur. Aux mouvements quotidiens ayant usés ces chaussures, correspond une activité mécanique dérisoire créant une chorégraphie sonore inusitée. Dans Family (Anxious State) présentée ici, les mouvements de soulier interviennent en réactions aux déplacements du spectateur, créant une ambiance sonore tout aussi étrange, mais évoquant plus directement le rôle d’un individus dans un groupe et les rapports parfois ambigus liant les membres d’une même famille.
L’œuvre Stressato : Les serpents samurais (2010) de Jean-Pierre Gauthier, présentée par Sylvie Parent dans un festival à Sao Paul en 2012, s’inscrit dans un registre sonore similaire, aussi activé par la présence du spectateur. Comme le mentionne la commissaire, le recours au mouvement introduit de nouveaux comportement dans le monde matériel et insuffle un dynamisme à la matière et aux choses d’ordinaire immobiles, les associant à l’ordre du vivant, notamment à ses aspects échappant à notre contrôle. En cela, l’œuvre revêt un caractère inquiétant. En dépit d’aspects ludiques, l’utilisation de la technologie réveille, voire révèle, nos inquiétudes face à un monde susceptible de s’animer par l’intervention d’un apprenti-sorcier. Elle incarne ainsi à la fois les promesses et les menaces qu’on prête souvent à la technique et aux outils numériques.
Dans un tout autre registre, à l’instar de Chevalier de la résignation infinie (2009) présenté par Molior en 2011, Mandala Naya de la série Le déclin bleu (2002) de Diane Landry crée un jeu d’ombre et de lumière invitant à une contemplation méditative. Ici, le mouvement rotatif d’un mécanisme déplace une source lumineuse au centre d’un panier à lessive bordé de bouteilles plastique vides. Les ombres portées et les interférences lumineuses créées par ces objets se déploient et se résorbent alternativement à un rythme fluide propre à la méditation, en concordance avec la composition d’ensemble imitant un mandala. Le mouvement perpétuel du moteur renvoie ici à une temporalité autre, associée notamment à la spiritualité. Dans ce contexte, la technologie, le panier à lessive et les bouteilles d’eau vides nous invitent à réévaluer des réalités de notre quotidien, la place qu’y occupe la machine et la routine, ainsi que la satisfaction personnelle réduite à la consommation.
Par ailleurs, les divers projets de Molior ont aussi abordé l’informatisation de notre environnement. L’œuvre de Luc Courchesne retenue ici, Sublimations : Homme-Femme (2014) réfère à cet univers médiatique. Entre un écran à cristaux liquides suspendu au plafond et un autre déposé au plancher, des pastilles de plastique réfléchissent en nuées colorées des images changeantes d’hommes et de femmes. La sublimation réfère ainsi tant à la transformation de leurs corps respectifs en représentations évanescentes et éthérées qu’à la dérivation de la pulsion sexuelle à l’œuvre notamment dans la publicité. À l’opposé des portraits interactifs du début de sa carrière, Luc Courchesne aborde ici l’opacité des médias de communication. Par ailleurs, la présentation recrée l’effet d’immersion d’autres environnements médiatiques de l’artiste, en associant la communication de masse aux panoramas que déploient ceux-ci, elle nous convie ainsi à examiner cette réalité.
À l’instar de l’œuvre de Diane Landry, Machine for Taking Time de David Rokeby affiche aussi un caractère méditatif qu’appuie le fondu enchainé des images, choisies aléatoirement dans les bases de données issues du balayage de l’est et de l’ouest de Montréal. Aux panoramas de la ville se greffent ainsi des références aux différents moments de la journée au fil des saisons, modulant la couleur et la texture de l’image. Ce renvoi aux cycles naturels évoque à une temporalité autre, inscrite dans la constance et la durée, à laquelle s’oppose l’effervescence médiatique de la communication de masse, que représente l’ambition de tout saisir du dispositif d’origine. L’allusion à cette profusion, à notre société scopique marquait aussi le propos de Taken (2002) présentée par Molior en 2007 et 2008.
En introduction au colloque organisé pour souligner le 15e anniversaire de Molior sur les spécificités de la diffusion de l’art contemporain numérique, l’historique de présentation et d’acquisition des œuvres constitue un exemple concret concrets de leurs parcours atypiques, distincts de la trajectoire artistique traditionnelle. Une recherche préalable nous a toutefois permis de constater qu’au cours des dernières années les grandes institutions muséales ont de plus en plus acquis des œuvres impliquant la technologie, de même des collectionneurs privés s’intéressent maintenant à cette forme d’art. Les œuvres Mandala Naya de Diane Landry et Machine for Taking Time appartiennent à institutions muséales, la première au Musée national des beaux arts du Québec depuis 2008, la seconde récemment acquise par le Musée des beaux-arts du Canada. L’œuvre de Luc Courchesne est quant à elle intégrée à la collection de Debbie Zakaïb et d’Alexandre Taillefer.
Les arts numériques ne se trouvent plus confinés à des évènements spécialisés, relevant de leurs composantes techniques ou leur spécificité. En fait, les œuvres impliquant la technologie occupent aujourd’hui une part importante du champ de l’art contemporain, et sont intégrées, voire consacrées, au même titre que d’autres pratiques par des expositions institutionnelles.
Au regard du développement d’outils, logiciels ou techniques, ou de prototypes, qu’implique souvent la réalisation d’œuvres numériques, le parcours et la conservation de ces œuvres demeurent atypiques, notamment à cause du caractère éminemment variable de la présentation des œuvres. Il en va ainsi de Syntonie de Jean Dubois s’adaptant à son contexte de présentation de manière tout-à-fait particulière. De même, l’œuvre Family Anxious State d’Ingrid Bachmann, aussi présentée en pièces détachées, ou à l’état de prototype. La série Le Déclin Bleu de Diane Landry comprend un exemplaire de Mandala Labrador et une édition de trois de Mandala Naya et Mandala Perrier. Pour sa part, Machine for Taking Time de David Rokeby s’incarne en plusieurs occurrences comportant chacune une base de données différente, la signature de l’artiste s’appliquant ici autant au dispositif conçu en cours de réalisation, qu’à l’œuvre finale. Les installations interactives dont Taken de Rokeby ont également obligé le développement de logiciels de suivi et de traitement vidéo, qui sont mis en vente par le biais de son site.
Tous ces exemples attestent qu’un art contemporain numérique demeure singulier, et témoigne de la nécessité du colloque qui suivra la présente exposition, initiant un nouveau cycle d’activités indépendantes pour Molior.
Présentée à la Boîte noire d’Hexagram-Concordia (Montréal) du 10 au 19 novembre 2016, l’exposition a fourni des cas concrets témoignant de questions abordés au colloque organisé par Molior.
Toute la programmation du colloque se retrouve sur le site de l’événement :
http://www.molior.ca/colloque/
Les vidéos de la plupart des conférences sont aussi consultables sur la chaîne vidéo de Molior :
https://www.youtube.com/channel/UCY8pPB2L4yruOxSyLmYQF7A